DILUTION

   Suivi de Jean Ptipirouette

«… Parles-tu de toi ou de moi ? Mais que ce soit moi ou toi que tu trahisses, tu appartiens aux traîtres, toi, le poète ! — impudique à l’égard de ce que tu as vécu, exploitant ton expérience, livrant ce que tu as de plus cher à des yeux indiscrets, versant ton sang dans toutes les coupes sèches vidées par leurs buveurs, toi le plus vain !.. »
-L’enchanteur- F.NIETZSCHE.

                                      A ma Lectrice aux mille regards

Si cette femme était dans ma vie, elle ne serait plus dans mes livres !
                              Léopold von Sacher Masoch

                                                                                                                    

livre-dilution

 

                                                                                                                          PRÉFACE de Bernadette Capelo-Pereira

                                                                                                                                       Une gomme poétique

d’une main alerte
le poète gomme un morceau d’horizon
le tout et les riens tombent dans le trou
le poète trace un nouveau trait
sur l’autre
effacé
tout continue à chuter
entre l’ancien et le nouveau trait

Ces vers, je les ai recueillis du livre Inutile, le premier de Mandin que j’ai lu. Un livre qui privilégie le silence, le détachement, dans une écriture dépouillée, qui convoque la culture orientale pour parcourir et interroger les sens d’utile et d’inutile dans la vision occidentale du monde. Après, j’ai lu Dilution. Déconcertant, dans son écriture torrentielle, une cascade d’images et de métaphores, de jeux de sons et de sens, un déploiement incessant de voix et de figures, que l’on dirait excessif. C’est seulement après que j’ai lu Réminiscences, Capharnaüm et Les Fatrasies d’Éris.
Devant l’ensemble de l’œuvre, j’ai été agréablement surprise par une singulière cohérence, tant dans la variation de plusieurs registres, que dans la pluralité des dispositifs littéraires employés. Mandin se concentre, à chacun de ses recueils, sur une idée, un thème, en créant des stratégies toujours pertinentes, en faisant preuve d’un esprit éclectique au service d’une écriture riche et jaillissante, dont d’ailleurs, Dilution en est le témoin.
Dans ce livre (qui m’est apparu comme un long poème composé de fragments), il s’agit pour l’auteur d’aboutir, par la superposition de voix et de discours, par l’affirmation, la dénégation et par la dérision, à construire et à déconstruire les émotions de l’écriture et de la lecture, aussi bien que les rapports sensibles Poète-Lectrice. Il produit ainsi la dépersonnalisation, pour atteindre l’universel de la poésie. Cet universel suppose une démarche de quête, de dépouillement, d’effacement. D’où l’image du faire poétique comme gommage, catharsis dans le sens d’Aristote dans la Poétique (VI,49b 27-28), «la purgation des passions» par l’imagination. Dans un fragment, le poète écrit :

« Avec une gomme poétique j’ai supprimé le décor, les bruits des gens et les fumées de la ville…
… tout devient sans forme ni couleur
… un leitmotiv errant s’enroule autour d’un nuage
… des cailloux jouent aux osselets avec une poussière jaunâtre
elle regarde ma main musagète gommer…
… ses pieds
… ses jambes
… ses mains
… ses bras.
Tu regardas la gomme me gommer entièrement,
sauf deux doigts amusés. »

Dans l’œuvre de Mandin, on peut donc trouver deux façons de gommer: par suppression ou par saturation. Ici, le poète le fait surtout par saturation, grâce à une large et séduisante théâtralisation des rapports Poète-Lectrice. Et, comme à chaque fois, il y a toujours la présence de «la main alerte» du poète.
Pour pouvoir les gommer, le texte écrit les passions de l’écriture et de la lecture. L’une et l’autre se représentent, dans le texte, fabulées dans un déplacement de rôles, configurant en eux séduction, érotisme, sensualité, fusion, distance, soupçon, fatigue et indifférence. Le texte lui-même se dédouble en fragments, en parties, puis en genres de discours, qui se miroitent. Dans un fragment intitulé Commedia dell’arte dans le jardin du Luxembourg, en dix tableaux, sous un registre dramatique, qui se termine avec une « Lettre non postée », signée Jean Ptipirouette, le Poète, déçu et fatigué, décide de ne plus entretenir la relation avec la Lectrice :
Je vais […] chercher une route pleine de virages, une rivière dont le courant ne charrie pas d’affects, chercher les silences des ombres et les sens des éblouissements, me fondre dans une certaine absence, être certain de ma mortalité, ne plus croire le Verbe Lire.

Nous sommes devant le masque de Jean Ptipirouette.
La partie finale du livre, « La mort poétique de Jean Ptipirouette » (une sorte de duplication de la fable de Dilution), est un exercice final de dissolution du Je, dans une « opalescence neigeuse » : « un Poète aux confins des réalités, fatigué sur la route des accidents historiques, autocrate de la désespérance», une «intempérie». Un Je « sans moi sans je sans nous /sans la vanité d’être compris/ enfin mortel sans raison/ enfin mortel sans héritage ».
Tous les pronoms personnels, conjugués, dédoublés au long du texte, s’effacent.
Prenant ses racines dans un mouvement d’autoréflexivité, le fil conducteur du texte est le rapport intersubjectif et parfois interlocutif, entre le Poète et la Lectrice, qui est posé, exploité, déconstruit. Le jeu de séduction et le rapport amoureux constituent une sorte de chorégraphie, qui, au-delà du dépliement d’émotions, permet l’exercice d’une ironie dérangeante et dévoile ce qu’il y a d’illusoire, de conventionnel et de leurre, dans la projection de la lecture. Comme un illusionniste qui bouleverse les sentiments de lecture mais aussi ses propres démons, dans un éventail de figures et de niveaux, le poète, à l’aide de plis de langage (refrains, versets, duplication de sièges du discours) crée un effet de débordement qui devient épuisement, dissipation.
Le texte donne à voir cette démarche de plusieurs façons:
– au niveau du lexique, l’incessante répétition de termes qui signifient «dilution», depuis le titre du livre: dans des titres de poèmes – Dissolution, les miettes bleues, l’Inhumain – et, tout au long du texte, dans la présence récurrente du terme « dilution » et des équivalents : dissolution, gomme, soluté, ombres, pénombre, fantômes, émietter, éparpiller, noyer, triturer ; et même au niveau sémantique et graphique:
« Poète accablé assis sur mon banc, j’émiette des mots… in… dis… sol… ub… il… ité… dé… can… ta… tion… con… den… sa… tion…. in… sol… ubi… li… té…»
– dans la fable des rapports amoureux, l’énoncé met en relief un jeu avec les pronoms personnels et une instabilité au niveau du sujet, dans le passage du Je à Il, Lui, le Poète et au masque Jean Ptipirouette, et de Tu, Lectrice, à Elle, à la Femme, une pluralité de femmes et de lectrices, « sorcière polymorphe», et à « la Lectrice universelle »… « Médée et Cassandre à la fois » ;
– dans la variation et la cumulation des situations et des sujets de fusion et dissolution : le Poète dans la Lectrice, la Lectrice dans le texte, le Poète dans la Ponctuation et les formes verbales, la Femme qui se disperse en éclats, les sujets dans leurs ombres ; «le soluté des sens premiers», « des milliers de pages y sont dissoutes » ; « L’horizon hâbleur se dilue dans le ciel belliqueux,/ volent en éclats les lointains et les ailleurs/ les lignes horizontales… » ; « regarder la vie se diluer dans la mort », «gommer l’humanité bien pensante et archaïque » ; « Les mots émiettés derrière ton ombre », « tes doigts émiettent tout ce qui leur tombe sous tes mains, Toi, Moi, Nous, Eux… ombres outrepassées», « fantôme lyrique des vies éparpillées ».
Dans une sorte d’allégorie mythique, une parodie parfois impitoyable, (gigantesque autodafé des tendresses fatiguées, en métaphore textuelle), le sujet poétique interroge les actes écriture/lecture, mais aussi la sincérité des émotions, et les obscures broussailles de la sentimentalité. Il met aussi en scène l’expérience de sa propre défaite, de son morcellement.
Si Dilution, comme fable, se compose d’une pluralité de figures et de scènes, il se donne aussi à voir comme une textualité polyphonique, mosaïque, où convergent plusieurs voix et écritures. Le texte révèle, d’ailleurs, ses sièges de discours (en utilisant même des différents types de caractères) et, dans un geste herméneutique, le Poète explicite (comme il le fait pour l’interprétation de plusieurs de ses images et métaphores) ses références poétiques : Nietzsche, Masoch, Baudelaire, Herberto Helder, Juarroz, Guillevic et d’autres. Il convoque aussi pour le tissu textuel des énoncés musicaux – comme la sonate « Les Adieux », n.º 26, de Beethoven, le ‘fado’ « O silêncio da Guitarra » de Mariza ou la chanson « Oh my love » de John Lennon – dont il signale ou suggère la signification.
En fait, l’écriture incorpore un dialogue intertextuel et interartistique qu’on doit écouter au-delà de la surface. Et si Dilution expose le rapport Poète-Lectrice comme un rapport amoureux, où il verse toutes les émotions et une intense sensualité, l’écriture y prend aussi ce caractère, comme espace où parlent plusieurs corps textuels. Le Poète interroge : « Deux écritures peuvent-elles faire l’amour ? ». En tant que lecteur, et écouteur, le Poète se dilue, se fusionne avec la musique : « ainsi la musique se laisse déchiffrer, dans la froideur des solitudes amoureuses » (pour la sonate de Beethoven) ; « et moi petit à petit je deviendrai/ une guitare silencieuse/ avec des voiles de goélette » (à propos du ‘fado’).
La voix se déplace, le corps se déplace. Les voix s’éparpillent et, puis, elles se réunissent, métaphoriquement, dans la musique, comme un arrière-plan ou un plan supérieur. Nous sommes devant une approche lyrique des émotions de l’écriture a travers la lecture et l’écoute. Les images fulgurent comme des éclairs. Et le rythme du poème acquiert une ample vibration, une ductilité, comme seul un artiste du mot, comme Mandin, le sait, même quand, parfois, par un certain excès, il nous provoque un certain trouble.

Avec des accents pessimistes, le poète arrive par ce chemin, à « la lumière du doute universel ». Au questionnement de l’humain et de l’inhumain et à la problématique de la vérité :
Tu liras des poèmes écrits par tout le monde, les ceux et les celles qui savent
les émotions sincères…
Sincères ?
Le vrai Poète se moque bien des tartuffes.
Lui il meurt authentique, ayant écrit toute sa vie : ‘Les mots sont des briques’
[…]
Tu liras sans doute tout ce que les poètes politisés écrivent, tant tu es certaine des mots de ce monde, de cette humanité axiomatique et
de l’amour, cet étrange sentiment du mensonge!

Seule la mélancolie s’intéresse à la vérité.

Ce recueil de poésies de Mandin prend l’allure d’un «essai» profondément humain, qui poursuit non seulement le sens de la poésie mais aussi de la vie, nos affections, nos illusions, nos automatismes, nos leurres, nos espoirs, notre être-là humain, vrai. À la fin, le livre s’ouvre sur le temps à venir et l’assurance du pouvoir libérateur et créateur de la poésie:

La route continuera à cheminer pour un autre nomade. Car la route n’est jamais à court de virages ni le ciel d’étoiles. Seul le Poète invente sa route au fur et à mesure de ses déambulations.

Bernadette Capelo-Pereira
Essayiste, poète, chercheur au CLEPUL (Centre de Littératures et Cultures lusophones et européennes de la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne)

 

                                      4ème de couverture

4eme de couverture dilution

Mourir d’ennui.

Mourir d’envie.

Mourir de chagrin.

Mourir.

Fumée échappée d’une poésie moderne, ataraxie des poètes de leur temps, députés de la métaphore à la métrique sociale.

Les poètes modernisés ont des arguments lettrés.

Ils parlent de l’amour ou des portes qui claquent.

Ils disent que c’est différent.

Il  y a ceux qui savent de quoi nous ne devons pas vivre et ceux qui savent écrire ce que nous ne devons pas comprendre.

Il y a mon JE et ses images qui se faufilent entre des pronoms pas tous personnels, sans me reconnaître, sans m’écrire des poèmes affranchis.

Sans repos, la route s’élance à la conquête de l’horizon, m’entraînant dans sa poussière

moi qui bouge avec parcimonie sur les lèvres des passants

moi qui attends la phrase finale parée d’un néologisme,

d’un mot qui servira une seule fois, pour me dire de ne plus me réécrire, de gommer un dernier chagrin.

Mourir de lassitude, que faire d’autre ?

Surtout fuir la lectrice, qui hante la poésie fragile des Poètes inconstants.

Ne plus rien donner à lire mais à entendre…

à entendre !

Se taire, se terrer, errer !

Si les origines n’avaient pas d’avenir et les routes de destinations, les Poètes ouvriraient portes et fenêtres, laisseraient dehors les morts-vivants.

Diraient aux enfants devenus vieux : Tuer les illusions ou les papillons c’est la même renommée.

Ils écriraient plein de ratures avec des mots, enfin adultes, sur des morceaux d’existence …

Diraient, enfin vraiment fous : Les mains ont un avenir qui se compte sur deux pouces.

Jean Ptipirouette.

Ushuaïa – 1947 –

Les lectrices dans la peinture