« … Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913… »

La Secrétaire a écouté les lèvres mi-closes, elle s’accroupit en premier mouvement, se tourne afin de donner le maximum de grâce à son geste. Elle s’assied contre le Poète et contre le mur. Elle étale ses tissus comme une fleur étale ses pétales, elle pose tranquillement sa tête sur l’épaule gauche du Poète, son index d’albâtre écarte sa main, elle lit… :

« … D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit… »

Le Poète continue alors la lecture du premier tome, la Secrétaire radieuse et distinguée, garde serré contre son ventre, le quatrième tome inachevé …

« … On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique… »

Provenant de la rue, une voix de baryton portée par une bourrasque de vent et de pluie, fait tourner les deux têtes vers la fenêtre légèrement entrouverte.
Un récitatif lancinant, accompagné d’un violon :

La complainte des bras perdus.

Le retour des pétales sur les fleurs.
Des plumes sur les oiseaux.
Des mots dans le vocabulaire.
Dans les yeux de vrais pleurs.
Dans la bouche de tendres mots.
Des caresses sur les mains fières.

Et.
Et de…
tes rires dans le fracas des larmes.
Tes bras autour de mon corps sans armes.
Le retour des enfants dans les jeux.
Des amants dans des lits soyeux.
Du soleil dans la nuit à rebours.

De la lune coquine dans mes jours.

Et.
Et de…
ta chanson dans mon stress.
Tes mains dans mes cheveux.
Où es-tu Jeune Femme ?
Tu es partie avec ma tendresse
avec mes désirs savoureux
mes séductions sans trame.

Mes gestes .
Mes anges .
Mes démons .
Mes souffrances.
Et tous mes enfantillages.

Mes yeux n’ont plus de regards.
Ma bouche plus de baisers sans fard.
Tu m’as laissé dans un pays sans toi.
Plein de murs mais sans toits.
Où les moutons se comptent la nuit
jouent à saute-mouton sans bruit.

Moi qui aimais tant souffrir de toi
dans quelle contrée sordide
dois-je errer à ta recherche ?
Lorsque assise à mes côtés parfois
tu volais dans un ciel splendide
Jeune Femme devenue tu prêches.

Pourquoi as-tu tué mes mains
pour chercher la lune ?
Pour déplacer les montagnes ?
Pour inventer des pluies d’argent ?

Mes gestes
et mes refrains.
Mes anges
et mes fortunes.
Mes démons
et mes cocagnes.
Mes souffrances
et mes pillages.
Tous mes enfantillages
et…
Ta présence, ombre d’airain.

Avec ma tendresse poisseuse
tu m’as jeté sans rancune
dans une basse-fosse commune
une cour des miracles boueuse
où les femmes sont des hommes
où les hommes sont des femmes.
Regarde à mon bras comme
ton fantôme nargue mon désespoir
souffle en crachant sur mes flammes
grimaçant se moque de mon déboire.

Si seulement derrière cette démesure
il y avait l’autre folie,
que nous avons tant aimée
dans laquelle nous nous sommes tant aimés.
Quand dans tes bras à ma mesure
tu chantais les mots de mes mélodies.

Tu ne comptais pas nos enlacements
tu jouais seulement fièrement
à la marelle avec mes rires
notre amour savait te suffire.

A mon bras ton fantôme nargue mon devoir.
Si seulement ma Jeune Femme dans ton histoire…

Le poète se lève, ouvre la fenêtre, un courant d’air humide le traverse pour terminer de virevolter dans le corsage de la Secrétaire, tout son corps frissonne, le livre tombe… Ses yeux n’ont plus peur.
Il psalmodie …

Il y a maintenant une autre folie
que nous devons rendre polie…
… Dans laquelle nous ne saurons plus nous mentir !
… Dans laquelle je vais vivre sans passé…

(…)… Jeune Femme… (…)

Le poète s’envole, il devient un nuage anticyclonique.
La secrétaire, qui répond au prénom d’Éris*, se lève et ferme la fenêtre, elle se dirige vers le bureau tout en se déshabillant complètement.
Elle cherche dans un placard des vêtements de Madame de Laprésidence, elle s’habille, omettant intentionnellement les sous-vêtements.
Elle se place au milieu du cadre de la fenêtre, un courant d’air humide virevolte dans son corsage, tout son corps frissonne. Ses yeux n’ont pas peur. Elle pose le quatrième tome de : L’homme sans qualités, sur le rebord de la fenêtre et quitte la pièce pour toujours.
Un orage orographique prépare ses cumulonimbus…nuage

(D’après une sculpture en céramique raku de Martial Mandin.)