11 - METEO
La météo du poète
Dépression en un acte

Madame de Laprésidence parle avec Monsieur de Lacaresse.
Elle est assise légèrement penchée en arrière, les pieds sur le bureau. Il marche autour d’elle en décrivant des cercles incomplets, qui se terminent lorsqu’il touche de l’index les talons aiguilles de ses escarpins violets. Monsieur repart en sens inverse, revient et ainsi de suite. Madame est d’une beauté cinématographique.

Madame de Laprésidence
Je ne sais pas pourquoi j’ai cédé à mon caprice, sans doute cette stupide intuition féminine? Que diable vais-je faire de vous? Si au moins vous aviez une certaine compétence en harmonie avec votre nom, vous pourriez alors introduire dans mes activités industrieuses un peu de ce talent. Vous êtes dans mes émotions, parapluie un jour de grand soleil! Une grenouille dans son bocal capable d’annoncer seulement le temps d’hier.

Monsieur de Lacaresse
Vous ne vous rappelez pas ? Avez-vous oublié ? Je n’étais pas en cet instant encore nommé.
Vous marchiez seule, dans la rue tiède dans la nuit blanchâtre, dans une ville nonchalante, dans une saison, sans raison d’août 1913.
Vous marchiez écrasant toutes les ombres qui vous aimaient encore, vous m’avez regardé avec mépris et vous vous êtes mise à pleurer, des larmes scintillantes pleines de rires.
Affublé d’un rhume saisonnier, assis sur le trottoir, je comptais les mots dans un livre, je vous ai expliqué que tous les jours des mots s’enfuyaient à mon insu, transportés par le vent, certainement aux ordres de la modernité. Je devais chaque jour vérifier si les déserteurs n’avaient pas emporté avec eux tous leurs sens. S’il était encore possible de lire le livre…

Madame de Laprésidence

Quel livre ?! Un receleur avec un nom pareil : De Lacaresse !! Ma société assemble pour les industriels du Bonheur et du Malheur, des mouvements d’humeur et des états d’âme, destinés aux imbéciles en tous genres et aux nouveaux Riches des pays Pauvres. Nous commercialisons aussi des passages nuageux, car il y a encore beaucoup de béats de l’humanité, de dévots de l’amour, de religieux faisant la pluie et le beau temps dans la vie des incultes.

Monsieur de Lacaresse

(L’homme, imbécile ver de terre.) Disait Pascal.

Comment quels livres ? Je ne me souviens plus, j’en ai tellement surveillés dans ma vie. Tant de mots se sont enfuis dans tous les sens, tant de livres sont restés la couverture béante ayant perdu jusqu’à leur titre. Peut-être que ce soir-là j’épiais : L’éloge poétique de la caresse dans la philosophie anticyclonique.
À travers pleurs et rires, grimaces et séductions n’avez-vous pas dit : « …Pourquoi ne pas les détruire avant qu’ils ne partent, vous ne pouvez pas laisser des mots aussi dangereux aller se promener n’importe où, hors contrôle? Cela n’a pas de sens! Ne voyez-vous pas les jobastres fureter partout à la recherche de quelque chose à colporter ? Donne-t-on à l’hiver les qualités du printemps ? »
Vous m’avez demandé de ne plus compter les fuyards, mais d’arracher les pages avant que l’irréparable n’arrive. Je vous ai répondu : je suis un guetteur d’émotions, en attente d’être nommé : Poète! Barbare des mouvements d’humeur! Vagabond des idées! Ramasseur de poubelles sans tri sélectif, remplies de vieux « souffler le chaud et le froid », à peine usagées. Vous m’avez coupé la parole, avec un sourire tranchant blanc flaque de lune, pour me dire…

Madame de Laprésidence
– … Je me souviens! J’ai dit : Voulez-vous que je vous nomme Poète ? Le Poète ne caresse-t-il pas la vie? Ne forme et ne déforme-t-il pas les sentiments ? Je vous ai nommé dans cet égarement grandiloquent : Poète des Caresses. Poète des Déchirures. Poète des Nuits Polaires et des Aurores Boréales. Ministre des caresses du diocèse de mon épiderme et de mes phanères! Je vous ai offert un baromètre universel et vous ai déclaré Grand Maître des Palinodies.

Monsieur de Lacaresse
Pourquoi donc étiez-vous si tristement joyeuse, ou le contraire ?

Madame de Laprésidence
Je venais de quitter le monde des Hommes, de décider de ne plus jamais interpréter un rôle écrit pour moi et non par moi. La Jeune Fille est morte, la Femme modélisée s’est enfuie dans l’empyrée des archétypes. La Jeune Femme est advenue ; voilà mon combat contre l’amour archaïque des Vieux Hommes.

Monsieur de Lacaresse
Vous voulez tourner la page ? Êtes-vous certaine que tous les mots sont en place, quelques-uns n’ont-ils pas pris la poudre d’escampette ?

Madame de Laprésidence
Vous n’étiez pas un Homme, vous étiez Le Poète, celui qui tourne les pages et qui les scarifie au fur et à mesure.
Une saison est passée. Je vous ai délaissé devant vos monceaux de mots. Avec votre noria de sens éparpillés autour de vos ombres, je vous ai laissé à vos morts versifiées. Aujourd’hui, alors que vos index touchent la pointe de mes escarpins, je vous nomme : Le Poète! Mon Poète!

Monsieur de Lacaresse
Poète des Caresses, aimant l’amitié astigmate de l’Homme et le sexe myope de la Femme. Un soir, au détour d’un vague à l’âme, dans une nuit cristalline et sans lune, vous me trouvâtes déchirant les pages de tous les livres d’amour. D’une main soyeuse, matin de printemps vous m’enlevâtes pour me poser dans votre monde ; Éos en fit de même avec Tithonos. Je ne me souhaite pas son destin. Cela dit je ne crois ni au destin ni à la fatalité, mais seulement au choix!
Je suis devenu l’aumônier des déchirures, des livres et des lectures. Serais-je devenu le bedeau de vos plaisirs ? Le ministre des caresses, celui qui déchire et compte les mots errants, celui qui caresse les idées vagabondant en compagnie des sens mal famés. Je serai dix doigts, deux paumes, plongées dans un torrent de femmes. Mes mains s’agripperont à vous, à vos décisions et je caresserai l’idée de vous faire aimer les vieilles images caresseuses de vos jeunesses embusquées, derrière le flou de vos sourires menteurs.

Madame de Laprésidence
J’aurais dû vous nommer sacristain de la Parole ! Mon corps,seul, croit en vos mains, Mon Poète. Me caresser dans le sens du poil n’est pas dans vos attributions, d’ailleurs je ne sais ce qu’elles sont. Caressez-vous un projet particulier en ce moment?

Monsieur de Lacaresse
Qu’en sais-je? Poète de la déchirure, ministre de vos caresses. De la rue à compter les mots turbulents aux fragrances de vos soies. De mes folles courses, derrière les sens en fuite au calme de votre intelligence. De mes poubelles pleines de sentiments obsolètes, au rivage de vos désirs. Que sais-je ce que j’ai à faire pour ne plus le faire? Flottant aujourd’hui dans les nouveaux livres enluminés de rosées, de vos avenirs sans murs et de vos amants sans avenir…
… Sous ta robe
Femme,
il y aura toujours le sourire de Mona Lisa
et des qu’en-dira-t-on
pêle-mêle.
Des intentions polémiques
tels les vers
du cantique des cantiques,
des palabres poétiques,
habiles,
et aussi
des actions de grâce,
des écoulements allégoriques,
et le sourire d’un joconde,
prêt à tout pour séduire.
Ta vulve
Femme-Baubô est
belle comme Antelope Canyon.
Un joconde aux regards ensoleillés, faisant fi du tribun aveugle
abrogeant tes modernités,
contre de vaines flatteries.
Femme,
ton sexe est un joconde au sourire de Mona Lisa,
rien n’effacera jamais un si mystérieux sourire,
devant mon regard sans piété.

Vous êtes tellement nouvelle, mes mots et leurs sens ont honte de leurs genres, votre peau est tellement jouvence que mes caresses sont comme des chants de sirène mais…
…Des ombres enlacées dans une lumière,
contre-jour enluminé,
pluie scintillante,
sacrilège sur le marbre abîmé,
le silence parfumé de cette brume vaginale,
pénétrée par une anche libre,
par cet hymne crépusculaire,
immobile,
la femme offerte aux lumières,
de mes doigts organum,
aux feux de mes yeux.
Un nuage passa,
l’orage éclata cardinal et violet…
et,
les jouissances soupirèrent leurs psaumes païens,
mes yeux avaient vu,
et mes mains démesurées ont caressé l’ombre, de l’architrave dorique,
sous l’aube rougeoyante :
miraculum in excelsis homo…

Madame de Laprésidence
Les hommes promènent leurs mensonges dans les souterrains de la vie, lorsque la mort a fait la lumière sur eux.

Monsieur de Lacaresse
Les hommes sont des hédonistes égoïstes, l’art des caresses donne fière allure à leur égotisme voluptueux.

Caresser n’est pas rentrer, c’est rester à la surface. La caresse devient elle-même caresse. Les profondeurs du corps restent intactes, souveraines de leurs émotions et de leurs mystères. La main moite offre des voyages aux gouttes désirantes des deux épidermes.
La caresse est une météo libidineuse.

Madame de Laprésidence
Notre sexualité deviendrait théâtre des surfaces, les caresses seraient les actrices de nos plaisirs? Plus de pénétration?

Monsieur de Lacaresse
Plus de saison en amour, la caresse est un foisonnement de possibilités sans rapport de forces, elle seule libère les envies et étale les plaisirs. Demande-t-on à la nuit de sculpter des ombres? Non, alors pourquoi demander…
à ce qui s’enferme, à ce qui renferme…
… de sculpter les jouissances de nous-mêmes.
Chère Laprésidence, vous n’imaginez pas toutes les possibilités luxurieuses qu’offre votre corps aux caresses des yeux et des mains, pourquoi pas des pieds.

Madame de Laprésidence
Plus rien ne rentre ni chez l’une ni chez l’autre ? Mais que faire de nos labyrinthes secrets enfouis ? Les faire remonter à la surface par le désir seulement ? C’est cela votre projet, nous devons redécouvrir l’art de nous caresser… Mais le baiser est-ce une caresse?

Monsieur de Lacaresse
C’est la caresse ultime, le touché orgasmique, c’est l’agitato avant le sommeil humide, les quatre caroncules se séparent, bobinant des fils de soie d’or et de cristal, embobinés sur le bout de chaque langue qui se frôlent sans entrer dans la bouche.
Chaque partie du corps devient effleurement, en même temps caressée ; le vent frissonne les perles de rosée dans les hautes herbes d’une prairie.

Madame de Laprésidence
Et votre pénis ? Il ne sert plus à rien. Toutes les sexualités deviennent tribades?

Monsieur de Lacaresse
Avec les doigts, les mains, les pieds, il est organe caressant et non plus pénétrant.

Madame de Laprésidence
Femmes et Hommes deviennent caressants et caressés, il n’y a plus de sexualité différente, juste un dimorphisme… j’oserais dire grammatical!

Monsieur de Lacaresse
Ce n’est pas exactement cela, ce qui disparaît ce sont les registres sexuels. Reste seulement par le fait des caresses, une seule sexualité : La Sexualité ! Peu importe qui donne et qui reçoit et comment, ce qui importe c’est le plaisir d’être caressé et de caresser. Voilà ce que je vais inclure dans vos états d’âme et vos mouvements d’humeur sur mesure. Nous pourrons nous passer de l’option inutile et onéreuse de l’inconscient.

Madame de Laprésidence
Et comment allez-vous faire cela?

Monsieur de Lacaresse
Mais par vous, avec vous! N’êtes-vous pas le nœud central de toute cette histoire? En distribuant à chacun et à chacune les palimpsestes des phantasmes sexuels, vous délivrerez le message subliminal de la caresse, comme voie du milieu, pour conquérir calme et harmonie entre les Hommes et les Femmes, les Hommes et les Hommes, les Femmes et les Femmes. La sexualité nodale deviendra lisse comme un soupir, fine mousseline d’Aurore, souple comme un compliment aimable, il en fut ainsi dans la fraîcheur d’un soir d’été, en ce mois d’août 1913.

Madame de Laprésidence
Et l’amour?

Monsieur de Lacaresse
L’amour est une donnée météorologique dans les rapports humains, il y a longtemps que les vrais poètes l’ont sorti de la gangue des sentimentalités dérisoires. Le poète caresse avec sa poésie les grammaires sensuelles, les corps ne jouissent pas dans les pleurnicheries subséquentes.

Mais pourquoi donc, faudrait-il que la poésie soit inféodée à tout ce qu’il y a de plus ridicule dans les sensibleries amoureuses des humains?
Non! Les poètes sont les éclaireurs illuminés, pas les infirmiers des humanitaristes encore moins des prévisionnistes météorologistes.

Madame de Laprésidence
Flagelle mon pubis avec les ors de ta bouche.
Suce mes lèvres rubis et mes seins de cristal.
Caresse-moi dix mille fois par jour
je veux crier tant de mots intelligents.
J’embrasserai ton ventre sur lequel coulera le sperme chaud.
Ma langue gourmande te goûtera.
Prends mes liquides
venus du plus profond de mes passés enfouis.
Relève mes jambes de mille ans mais valides
et regarde
toutes ces belles histoires dans le fond de ma caverne…

Monsieur de Lacaresse
Allons dans le rêve historique des amants passionnés.
Je t’effleurerai comme les nuages caressent un soir d’été.
Tu laisseras pendre ta tête, les cheveux en rinceaux
d’opaline, les yeux tels les méandres du pays des cerceaux.
Femme renommée, la terre sera dure et sales, je ferai l’amour dans ta chevelure ; s’éteindra mon rouge cierge.
J’immolerai Ô Femme, des vierges sur l’hôtel du renom.
Avec la dague d’or, je tracerai avec le sang corrompu, ton nom.
Chante sous la nouvelle caresse. Chante des pleurs d’allégresse.
Ô redoutable envie, que tes longues et rousses tresses
ensorcelle mon âme dans l’étreinte, jouis belle Circé.
Femme troublée ris peureuse sous l’orgasme envoûtant,
une lumière bienfaisante sort de la cave des faux-semblants;
dans ton ventre-temps s’écroulent les murs d’empyrée.

La fenêtre mal fermée permet à un silence saumâtre, de profiter d’un courant d’air. Madame se lève en tirant sur le bas de sa jupe, la tournant de façon à ce que la fermeture éclair retourne dans son dos. Elle allume une cigarette, qu’elle pose aussitôt dans un cendrier. D’une main experte elle replace ses seins dans chaque nid. Elle regarde la cigarette se consumer, elle se regarde dans un miroir, rectifiant l’adjectif de son regard. Elle va pour sortir, la main sur la poignée de la porte, elle se retourne vers Monsieur…

Madame de Laprésidence
Vous ne croyez tout de même pas que je vais tout remettre en question pour un vagabond poéteux ? Ce peu de vieille histoire qui vient de remonter dans ma nouvelle réalité ne m’écartera pas de ma mission. Mon affaire fonctionne bien. Des hommes sont à mes genoux et des femmes à mes lèvres. Je suis d’accord avec votre idée de caresse, il y a quelque chose à creuser dans ce sens pour le plaisir féminin, car bien sûr je me fiche complètement du masculin ! Mais un poète? Ah non pas de ça en politique, pas de ça dans les affaires, pas de ça dans nos guerres, retournez compter les mots dans les rues dépareillées!
Je vais demander que l’on vous raccompagne et que l’on vous donne quelques livres pour vous manger ce soir. Vous ne m’avez même pas caressée, il a fallu que je le fasse moi-même !

Elle claque la porte. Le Poète enfin nommé encore honni parle à la cigarette qui fait ce qu’elle peut pour ne pas trop se fumer…

Les balbutiements m’ont initié aux contours des lettres,
j’ai ensuite appris la forme des mots.
La poésie a jeté sa colère sur mon être,
cette grâce n’était pas le moindre de ses maux.
Un jour, mon humeur s’est échappée de la lunule
dans laquelle l’éducation espérait l’y maintenir.
Une nuit, le mouvement des émotions crapules
actualisa la réalité équivoque du verbe mentir.

J’ai su les sottes illusions des fiers enlacements,
avant même de connaître les pitreries de leur héros.
Très vite, j’ai imaginé les paysages d’épuisements

où j’allais aimer de l’amour, les désirs prévôts.
J’ai subi le charme mol des contrées chaudes,
j’ai acquis le plaisir en fraudant des souvenirs.
Aujourd’hui déambule en moi une ombre penaude,
celle du premier murmure, dont j’ai à rougir.

Dès que j’ai vomi le Verbe et les trois tentations,
je fus perdu irrémédiablement pour les idéaux.
Je suis devenu un fumet argent, tueur d’Alcyon,
plus personne sous mon aile ne trouva le repos.
J’ai déplacé sans cesse mon Amour au gré des humeurs,
mon âme apostasiée maugréait en de subtils jurements.
Dès le premier poème, je me suis vautré dans les leurres,
en rimant, décrivant les caprices de mes égarements.

Sans doute que l’on donnera au poète des excuses,
le lecteur flatte d’une main, de l’autre marque aux fers.
Mes humeurs sont des colères de putain et de muse :
« Tu le sais ; hypocrite viveur, mon pareil, mon contraire! »

Une jolie Secrétaire entre en même temps que le dernier mot s’étiole.
La cigarette est éteinte. S’est éteinte?
Elle est habilement habillée, subtilement maquillée, elle a allumé toutes les étoiles de sa galaxie. En priant le Poète de la suivre, elle lui tend les quatre tomes de : L’Homme sans Qualités de Robert Musil.
Les lèvres du Poète lancent des notes harmonieuses, les oreilles finement ciselées et parées d’étincellements de la Secrétaire finissent par en attraper quelques-unes…

La Secrétaire
La grande sonate d’Alkan : « Les quatre âges »?
Le Poète
Oui Jeune Femme il s’agit de : « 50 ans, Prométhée enchaîné.  »

Il s’assied par terre le dos contre le mur, il ouvre un livre :

« … Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913… »

La Secrétaire a écouté les lèvres mi-closes, elle s’accroupit en premier mouvement, se tourne afin de donner le maximum de grâce à son geste. Elle s’assied contre le Poète et contre le mur. Elle étale ses tissus comme une fleur étale ses pétales, elle pose tranquillement sa tête sur l’épaule gauche du Poète, son index d’albâtre écarte sa main, elle lit… :

« … D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit… »

Le Poète continue alors la lecture du premier tome, la Secrétaire radieuse et distinguée, garde serré contre son ventre, le quatrième tome inachevé …

« … On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique… »

Provenant de la rue, une voix de baryton portée par une bourrasque de vent et de pluie, fait tourner les deux têtes vers la fenêtre légèrement entrouverte.
Un récitatif lancinant, accompagné d’un violon :

La complainte des bras perdus.

Le retour des pétales sur les fleurs.
Des plumes sur les oiseaux.
Des mots dans le vocabulaire.
Dans les yeux de vrais pleurs.
Dans la bouche de tendres mots.
Des caresses sur les mains fières.

Et.
Et de…
tes rires dans le fracas des larmes.
Tes bras autour de mon corps sans armes.
Le retour des enfants dans les jeux.
Des amants dans des lits soyeux.
Du soleil dans la nuit à rebours.

De la lune coquine dans mes jours.

Et.
Et de…
ta chanson dans mon stress.
Tes mains dans mes cheveux.
Où es-tu Jeune Femme ?
Tu es partie avec ma tendresse
avec mes désirs savoureux
mes séductions sans trame.

Mes gestes .
Mes anges .
Mes démons .
Mes souffrances.
Et tous mes enfantillages.

Mes yeux n’ont plus de regards.
Ma bouche plus de baisers sans fard.
Tu m’as laissé dans un pays sans toi.
Plein de murs mais sans toits.
Où les moutons se comptent la nuit
jouent à saute-mouton sans bruit.

Moi qui aimais tant souffrir de toi
dans quelle contrée sordide
dois-je errer à ta recherche ?
Lorsque assise à mes côtés parfois
tu volais dans un ciel splendide
Jeune Femme devenue tu prêches.

Pourquoi as-tu tué mes mains
pour chercher la lune ?
Pour déplacer les montagnes ?
Pour inventer des pluies d’argent ?

Mes gestes
et mes refrains.
Mes anges
et mes fortunes.
Mes démons
et mes cocagnes.
Mes souffrances
et mes pillages.
Tous mes enfantillages
et…
Ta présence, ombre d’airain.

Avec ma tendresse poisseuse
tu m’as jeté sans rancune
dans une basse-fosse commune
une cour des miracles boueuse
où les femmes sont des hommes
où les hommes sont des femmes.
Regarde à mon bras comme
ton fantôme nargue mon désespoir
souffle en crachant sur mes flammes
grimaçant se moque de mon déboire.

Si seulement derrière cette démesure
il y avait l’autre folie,
que nous avons tant aimée
dans laquelle nous nous sommes tant aimés.
Quand dans tes bras à ma mesure
tu chantais les mots de mes mélodies.

Tu ne comptais pas nos enlacements
tu jouais seulement fièrement
à la marelle avec mes rires
notre amour savait te suffire.

A mon bras ton fantôme nargue mon devoir.
Si seulement ma Jeune Femme dans ton histoire…

Le poète se lève, ouvre la fenêtre, un courant d’air humide le traverse pour terminer de virevolter dans le corsage de la Secrétaire, tout son corps frissonne, le livre tombe… Ses yeux n’ont plus peur.
Il psalmodie …

Il y a maintenant une autre folie
que nous devons rendre polie…
… Dans laquelle nous ne saurons plus nous mentir !
… Dans laquelle je vais vivre sans passé…

(…)… Jeune Femme… (…)

Le poète s’envole, il devient un nuage anticyclonique.
La secrétaire, qui répond au prénom d’Éris*, se lève et ferme la fenêtre, elle se dirige vers le bureau tout en se déshabillant complètement.
Elle cherche dans un placard des vêtements de Madame de Laprésidence, elle s’habille, omettant intentionnellement les sous-vêtements.
Elle se place au milieu du cadre de la fenêtre, un courant d’air humide virevolte dans son corsage, tout son corps frissonne. Ses yeux n’ont pas peur. Elle pose le quatrième tome de : L’homme sans qualités, sur le rebord de la fenêtre et quitte la pièce pour toujours.
Un orage orographique prépare ses cumulonimbus.