Intervention de Ikuko Morita – Soirée Mandin, Les Mardis Littéraires – Le 5 Mars 2013

Les Mardis Littéraires de Jean-Lou Guérin
Soirée Mandin, le 5 Mars 2013 à 20h15

Le 5 Mars 2013, devant plus d’une cinquantaine de personnes, des extraits « d’Inutile », de « Réminiscences » et de « Capharnaüm » de Mandin, ont été lus par Chantal Jego, Christian Merlette, Fabian Ferrari et Thierry Boeuf.

Vidéo de l’intervention de Ikuko Morita à la Soirée Mandin

Transcription de l’intervention de Ikuko Morita

En France, je prépare une thèse sur Apollinaire, et au Japon, j’enseigne la langue française dans l’université de Saga à Kyoto. J’ai rencontré Mandin à mardi littéraire en juin 2012 grâce à mon ami Mme Arlette Vidal-Naquet qui n’est, ce soir, malheureusement pas présente ici. En rentrant de cette soirée, il m’a dit qu’il enverrait le manuscrit de Inutile, et m’a dit de le lire. À vrai dire, à ce moment-là je n’avais aucune intention de le lire, parce que j’étais en train d’écrire des chapitres de ma thèse. Une ou deux semaines après, il m’a demandé par e-mail si je l’avais lu ou non, et il a dit qu’il avait quelque chose à me proposer pour ce livre. Et dès que j’ai commencé à le lire, j’ai été tout de suite fascinée par ses images, son rythme de marcher, ses gestes, surtout par la qualité et le caractère de son solitude. Il y avait toujours une hésitation de ma part, mais finalement j’ai accepté d’écrire une lettre. Maintenant je suis fière d’avoir pu lire Inutile dans l’état de manuscrit, parce que j’ai pu connaître l’évolution. Par exemple, il m’a envoyé, toujours par e-mail, des photos. Je ne suis pas arrivée, à ce moment-là, à imaginer comment il fabriquerait un poème avec ces photos. Mais quand j’ai vu le livre après la parution, j’ai tout de suite compris son “ orgueil ” de rivaliser avec un dieu en tant que créateur en modulant la nature pour retrouver le silence. Je suis fière d’avoir été un témoin de sa création même pendant un petit moment.

Inutile est mon premier livre de Mandin. J’aime trois autres livres aussi, mais je pense qu’il établit dans ce livre son propre style et crée son propre domaine.

Ce que signifie le mot « inutile » que Mandin utilise n’est pas nouveau dans le domaine poétique. Depuis Baudelaire, il existe toujours une opposition entre l’utile et l’inutile, le monde spirituel et le monde économique, l’utilitarisme. La poésie ne sert à rien pour ceux qui croient à la force matérielle, à l’efficacité. De ce fait, pour résister à ce monde utilitariste, le moyen le plus utile d’être poète est d’être inutile. Dans ce sens, le titre « Inutile » sous une apparence dérisoire a une signification positive. Donc, le sujet de ce poème lui-même est traditionnel, et dans ce sens Mandin se rejoint dans la lignée de Baudelaire. Néanmoins quelle force de dérision dans ce titre !
Ce titre me rappelle toujours une phrase de Chateaubriand :

« Inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour » (Mémoires d’outre-tombe, Livre 6e, Chapitre 3, Livre de poche, p. 439)

Il s’agit du volcan qui domine longtemps des mers non navigues. Imaginez que sur un vaste monde éteint, un phare projette une lumière à intervalles égaux. Cette image m’apporte un réconfort et communique une force de songer. C’est ainsi que je perçois le livre de Mandin.

Mais comme l’auteur le dit lui-même, ce qui caractérise le poème, c’est la dérision. Je ne dis pas que son poème a toute la gamme de la dérision, mais il semble que sa dérision ait une certaine caractéristique. Quand il parle de l’amour, son regard est si tendre et ses vers si pleins de gestes féminins et masculins, c’est-à-dire humains qui se transmettent, sans s’en lasser, de génération en génération (69, 71, …), on est plutôt dans l’humour, je veux appeler cela la “ dérision douce ”.
En revanche quand il parle de l’humanité, sa dérision devient violente et désespérée : là le poète se trouve un clown, une tomate sur son nez et ses vers me rappellent un tableau de Bosch (77).
Ce que je veux souligner, c’est que derrière toutes ses dérisions, je ressens la réalité vécue par lui, ce qui est très important et précieux pour moi.

Ce qui caractérise le poème ensuite, c’est sa présentation spéciale de la nature. Je la trouve originelle en tant que japonaise. Je peux la comparer à ce qu’on appelle « Matsugono mé » au Japon (“Matsugo” signifie le dernier moment, et “mé” signifie les yeux), c’est-à-dire la magnificence du regard par rapport à la nature et au monde avant de mourir : avec le dernier regard, tout ce que l’on voit est beau, que ce soit la nature et que ce soit le monde.
Cette présentation particulière de la nature relève, me semble-t-il, de son regard. Ce poème, comme le poète le définit au début, est une ballade d’un autre moi dans le regard sans Je-sujet. Mais ce regard n’appartient pas à n’importe quel autre moi, car le regard dans le poème adhère à l’image de la mort, disons-le, l’image de sa propre mort. Au fur et à mesure que le poème se déroule, fréquente est la présence de cette image.
Mais grâce à ce regard, la nature perçue apparaît comme une nature de beauté pure sans mélange. Par exemple, le poète parle de la réfraction de la lumière à travers la rosée retenue par les fils d’araignée et de l’ombre qu’elle entraîne à travers une multitude de jeux et de mouvements(85). La transparence de l’espace est remarquable.
Néanmoins après la félicité transparente vient toujours une crainte, une peur, un présage de la mort(87). Ainsi, une mésange attrapée par un rapace, une sauterelle qui se suicide, la souris sous l’œil de l’aigle qui tourne dans le ciel, etc., etc.. Mandin pousse l’image de la mort jusqu’à celle de sa propre mort en disant « mourir pour toujours dans l’utérus du mont Ikenoyama» (91), et il se demande à la fin du poème : « mais où mourir ? ». Pourquoi Ikenoyama ? bien sûr, c’est un de ses traits d’humour.
On voit donc que le regard adopté par Mandin dans ce poème est très singulier, en ce sens qu’il ne se détache pas de l’idée de la mort. Il est possible que ce “ dernier ” regard jeté sur la nature et sur ce monde ait permis au poète de retrouver la vertu d’origine de son regard poétique qui fait du paysage perçu un paysage jamais vu.

Mandin dit qu’il est obsédé par l’idée du silence et il cherche le silence dans ce poème. Il cite les deux poètes japonais qui disent chacun « la vraie parole » et « le silence ». Il est exact que le silence est partie essentielle de la culture japonaise. On pourrait même dire qu’au commencement il était le Silence au Japon. Ce Silence (S majuscule) écrase une immensité de voix individuelles et continue d’écraser encore maintenant. Le manque du logique qui structure le Silence japonais me rend triste et en colère.
Donc, si dans le haïku il y a une question du silence entre des mots (dans ce cas, le silence est avec s minuscule, parce que c’est un silence que le poète de haïku crée), la parole de vrais haïku comme celle de Basyo, de Buson et de Issa que Mandin cite a le pouvoir qui résiste à cette force du Silence (S majuscule) ou leur parole possède le pouvoir qui sait mesurer la distance entre le Silence S majuscule et le silence s minuscule. C’est pourquoi Miyazawa Kenji que Mandin cite se définit et se redéfinit tant de fois comme un démon pour retrouver une vraie parole.
En revanche dans le poème de Mandin d’un pays occidental où la Bible dit que « Au commencement il était la Parole », où est le silence ? Quel silence cherche-t-il ? Il est éloquent même quand il parle du silence. C’est pourquoi il se plaint de n’être pas né muet et il dit au poète japonais que « Le silence n’est pas encore inventé ». S’il y a la possibilité de l’existence de silence dans son poème, ce serait, partout, ou ce serait dans sa fin, ou nulle part. Je me demande lequel de ces endroits, partout, dans sa fin ou nulle part. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Ce que je pense, c’est que les mots qu’il nous laisse peuvent être comme la ligne de marelles jouées, utiles à songer pour nous. Et l’espace divisé par cette ligne de marelles jouées, après le départ des enfants, évoque, je crois, du silence. D’ailleurs, si je peux entendre la voix du poète, c’est déjà que du silence existe, car seul le silence me permet d’entendre sa voix. Dans ce sens le silence est partout.
D’autre part, dans la dernière page, je trouve la figure tellement silencieuse du poète qui se demande, se pense et qui se terre dans un miroir. Cette figure me fait penser à la mer calme après l’agitation. Le silence est-il encore à trouver ?

Pour terminer, je vais lire ma lettre de Kyoto adressée à Mandin, que vous trouvez dans le livre.

La lecture de ma lettre

Maintenant je voudrais dire quelque mots sur le poète Mandin.
Depuis que j’ai lu le dernier vers du dernier poème « Sécheresse » de Saint-Jean Perse :

« Singe de Dieu / Trêve à tes ruses »,

je me suis demandée si je pourrais rencontrer un jour un autre poète qui serait digne de ce nom dans la poésie française. En effet il me semble que les poètes ne savent pas parler parce que dans ce monde d’aujourd’hui, l’écart entre le monde utilitariste et le monde spirituel est de plus en plus grand, l’horizon poétique est de plus en plus étroit, et tous les motifs archétypaux sont usés et vulgaires. Il me paraissait loin l’époque où Apollinaire a dit que « Il paraît à perte de vue / Un univers encore vierge ». MAIS CE N’EST PAS ÇA. J’ai rencontré avec Mandin un tel poème et une telle RUSE ! qui me posent des questions essentielles et qui apportent un grand enthousiasme personnel et profond.